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paris

La mise à disposition illicite

Je viens de tomber par hasard sur un message que j’ai adressé il y a quelques temps à l’une de mes stagiaires à laquelle je faisais un résumé de l’audience qu’elle avait préparée sans pouvoir s’y rendre.

Cela m’a replongée dans l’atmosphère de cette journée-là, consacrée à l’activité d’un site de « partage » de contenus protégés sans autorisation des ayants-droits.

L’audience a duré plusieurs lentes et longues heures.

Il y a eu beaucoup de moments intenses, des exceptions de nullité dites avec de belles voix sonores, pleines d’espoir, et puis, au fond, une voix blanche et froide de révolte contenue, d’autres, sourdes, qui ne « sortaient » pas, parfois même de simples filets de voix totalement inexpressives.

On oublie souvent que le reste de la salle existe lui aussi, plus ou moins silencieusement, avec le léger cliquetis des claviers des journalistes, le craquement des sièges en bois battant la mesure des réactions des uns, les larmes, la passivité ou les assoupissements des autres, parfois une vibration isolée sur un pupître et l’envol des tweets dans l’espace … [tweets peut se traduire par gazouillis en français]

Enfin tant attendus, viennent, exutoire du trop-plein, les assauts oratoires contre les principes juridiques bien établis parce que tout plaideur a raison de croire à la possibilité d’un retournement judiciaire.

Ils s’élevaient cette fois notamment contre les conditions d’application de l’article L 335-2-1 1° du Code de la Propriété Intellectuelle aux termes duquel « Est puni de trois ans d'emprisonnement et de 300 000 euros d'amende le fait :1° D'éditer, de mettre à la disposition du public ou de communiquer au public, sciemment et sous quelque forme que ce soit, un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d'oeuvres ou d'objets protégés … »

Des conditions en apparence simples, mais qu’il est bon de frotter à du concret; c’est ce concret dont il était question en l’espèce et dont il a été question ces derniers temps devant d’autres juridictions répressives.

Passons sur le terme, très large, de « mise à disposition »; discuté à l’origine de l’application de cet article, il l’est aujourd’hui beaucoup moins (« L’interprétation stricte de la loi pénale a péri dans le cyberespace » J.H. ROBERT, Droit pénal n°6, juin 2012, comm. 93).

Ce qui demeure en revanche objet des débats, c’est la conscience de l’illicéité de la mise à disposition incriminée (exprimée par l’adverbe « sciemment » dans le texte).

Les prévenus font généralement plaider qu’à l’origine ils n’avaient aucunement l’intention de nuire aux ayants-droits lorsqu’ils ont créé le site mettant à disposition des contenus protégés à l’aide du logiciel en cause.

Oui, mais ensuite et en tout état de cause lorsque l’activité du site sur lequel le logiciel a été mis à disposition a démarré puis battu son plein en mettant tant et tant de contenus protégés sans autorisation à disposition d’un public de plus en plus considérable … ?

En défense, on oppose également souvent le fait que le logiciel en cause n’est pas par essence, illicite.

C’est négliger le fait que le texte incrimine tant l’intention illicite de celui qui met à disposition que la destination manifestement illicite du logiciel (« un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d'œuvres ou d'objets protégés » dit le texte); or, la destination c’est bien le but recherché par celui qui met à disposition et quel est ce but sinon celui de se passer de l’autorisation des ayants-droits afin d’échanger en quantités, à l’infini et gratuitement, des contenus protégés ?

Inutile de dire que les plaideurs regorgent d’imagination pour rétorquer aux divers poursuivants, plaignants et censeurs que leur participation à l’activité du site en question ne fait pas d’eux les responsables de la mise à disposition du logiciel en cause.

Certains invoquent même - contre toute attente et contre l’évidence des éléments de l’enquête pénale - leur absence totale d’implication dans l’activité du site; c’est d’ailleurs un argument récurrent dans le domaine de l’administration des sites dédiés à la mise à disposition et à la reproduction illicites.

Alors que le sérieux est de mise dans l’enceinte de certains prétoires où sont abordées de réelles questions juridiques, dans d’autres on est proches des « Plaideurs » de Racine.

Les mots sont faibles lorsque l’on veut relater l’une des récentes audiences appartenant à la deuxième catégorie* et comment les extraire de leur contexte, indispensable pour les comprendre ? (*Captain’ Pirat’, tu te reconnaîtras)

KESSEL a magnifiquement exprimé la faiblesse des mots dans d’autres circonstances, non judiciaires (« La coupe fêlée »): « Combien ai-je entendu d’histoires ardentes ou misérables … Pourrais-je les raconter sans qu’elles perdent leur vrai son, inertes sur le papier, dépouillées de cette atmosphère qui les entouraient, déguisaient leur virulence, les enfonçaient loin, très loin dans la sensibilité et l’imagination. »

Magnifique et si vrai …

Décisions à venir fin juin et début juillet 2016.